Le premier cv, la première entrevue, le premier emploi : c’est du gros stock pour un ado en quête d’autonomie et de liberté. On prend un pas de plus vers la vie adulte. Le salaire ne sera pas faramineux ; l’argent nous brûle les doigts et les jours sans lendemains. Cette incursion dans le monde du travail n’est que transitoire puisque nous sommes normalement en train d’étudier et de rêvasser sur ce que sera notre avenir. C’est un rite initiatique. Nous y sommes tous passés. Même Guy Delisle qui relate l’expérience dans ses Chroniques de jeunesse.
À la lueur du crépuscule, Guy arrive à la guérite pour son premier shift à l’usine de pâtes et papiers de Québec. Au pied des cheminées qui crachent une vapeur blanchâtre fleurant les œufs pourris se trouve une haute pile de billots prêts à être réduits en bouillie. Dans l’antre de la bête, les machines font un boucan d’enfer. Guy sera papetier 6e main. Il manipulera une grue, transportera d’immenses rouleaux et fera beaucoup de nettoyage. Les pauvres diables qui s’activent à écraser de la fibre d’arbres déchiquetés dans la chaleur et l’humidité accablante suent abondamment. Leur seul répit se trouve dans une boîte de sardines climatisée et insonorisée au milieu de tout ce chaos. C’est dans ce vivarium qu’on aperçoit d’intéressants spécimens de la faune locale.
Être jeune et sans histoire mène souvent à l’ostracisme. Il est tout à fait normal de manquer de sujets de conversation avec un bonhomme qui a travaillé à la shop depuis belle lurette. Surtout quand tu lui annonces que tu fais des études en arts plastiques et que tu t’apprêtes à rejoindre une école d’animation. Il y a toujours ces rares individus avec qui il établit une connexion : un macho moustachu et un anglo intello ; ils rendent ces douze heures de dur labeur un peu plus supportables. Il reste que néanmoins, voir ces ouvriers s’user la santé dans des conditions difficiles s’avère être une excellente source de motivation et de persévérance scolaire.
Stay in school kids !
Parlant de progéniture et de liens familiaux, le père de Guy travaille au « moulin » comme dessinateur industriel. Personnage furtif autant à l’usine que dans la vie de son enfant, il n’y fera que de courtes incursions. À sa mort — des années plus tard —, les albums du bédéiste furent trouvés parmi la collection de livres de son appartement surchauffé aux côtés de l’Encyclopeadia Britannica. Mais les a-t-il déjà lus ? L’étudiant passe plus de temps à la bibliothèque municipale qu’en famille. Il se réfugie dans l’allée des bandes dessinées dont il écumera les rayons et déclenchera cet amour indéfectible pour le 9e art.
La nostalgie est une émotion inhérente au genre humain depuis la nuit des temps. Guy Delisle en a teinté sa palette pour nous brosser un tableau sobre, lumineux, indémodable. L’aspect documentaire est habilement entrelacé à une histoire plus intimiste qu’à l’habitude. La formule et le charme opèrent toujours puisque l’auteur est passé maître dans l’extraction de la matière première et réussit à tout coup à la sublimer pour en faire ce bel objet rempli de feuilles de papier que vous tenez entre vos mains.