Géants aux pieds d’argile

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L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ; cette bête effrayée en nous qui se tapit dans l’ombre. Un grondement sourd qui nous vrille le cerveau, toujours à nous rappeler que cette rage existe et qu’elle est prête à bondir. On sent sa douleur diffuse sans mettre le doigt sur le bobo. On finit par croire qu’on est brisé pour de bon. C’est un fardeau transmis de génération en génération. Comment faire pour arrêter le cycle ? Voilà une des questions que se pose Pat à propos de la colère qui l’habite et de l’effet qu’elle a sur sa famille. Un feu roulant d’émotions encapsulé dans une œuvre qui aura pris sept ans à aboutir : Géants aux pieds d’argile d’Alain Chevarier et Mark McGuire

Géants aux pieds d’argile, Moelle Graphik, 2022

Des sautes d’humeur, les gens en expérimentent d’une fois à l’autre. Cependant, se lever à reculons, le souffle court et haletant, en comptant les jours avant le retour de voyage d’affaires de sa conjointe, Pat le vit au quotidien. Entre s’occuper des enfants, balancer sa carrière et épauler celle d’Ester, il ne reste pas beaucoup de temps pour l’introspection. Au bord du désespoir, il accuse les coups sans broncher. Il s’enterre dans le travail de recherche universitaire et tape des articles pour éviter les rapports étroits avec sa marmaille. Il les aime pourtant plus que tout au monde. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’il agit de la sorte. Il doit protéger sa progéniture — surtout son garçon — de cette violence qui le consume. C’est en enquêtant sur la très probable racine du problème qu’il en vient à exhumer le passé militaire de son père. 

Géants aux pieds d’argile, Moelle Graphik, 2022

Papi alcoolique et absent, il n’y a aucun moyen de lui tirer les vers du nez. Qui peut le blâmer de vouloir oublier ? Inutile d’entrer dans les détails, mais ces gens-là y ont abandonné une partie de la raison. Revenir du Vietnam et jouer la comédie ; essayer de ne rien laisser transparaître de l’horreur et des atrocités commises. Vaquer à ses occupations : avoir une femme, un boulot, une famille… il faut le faire. Ça mérite une médaille ! Il bâillonne ses cris avec les lambeaux du tissu de la réalité et abrège ses souffrances à grandes lampées de tord-boyaux. Tout le monde trinque. Il prend aussi un cou et tout éclate en morceaux. La mère des gamins demande le divorce et part avec le bateau. Tant de ressentiment, de non-dit et de secrets affectent le jeune Pat. C’est le propre de l’épigénétique. Il doit constamment se rappeler qu’il est eux, mais il n’est pas eux. C’est ce genre de mantra combiné à de l’aide professionnelle qui viendra peut-être à bout du Minotaure qui se cache au fond des dédales labyrinthiques de son âme. 

Géants aux pieds d’argile, Moelle Graphik, 2022

On a droit ici à un récit poignant qui pincera une corde sensible chez plusieurs par l’universalité du propos. Une chronique de l’ordinaire qui expose avec acuité la souffrance latente que l’on porte en soi comme un lourd héritage. Le trait hachuré et dynamique couplé à l’utilisation d’allégories illustre avec brio le tumulte intérieur que vivent les personnages. Sans ambages ni tabous, les auteurs nous plongent dans la noirceur pour mieux nous éblouir à la sortie.

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